Bo
Par taz le jeudi 2 février 2012, 19:00 - Philo bistro - Lien permanent
Résumé des épisodes précédents : alors que les Hébreux sont prisonniers des Égyptiens, Moïse demande à Pharaon de laisser partir son peuple, mais celui-ci refuse. Alors l'Éternel (Dieu) abat sur l'Égypte dix plaies, sous la forme de calamités plus ou moins surnaturelles. Dans Bo, on assiste aux trois dernières plaies : les sauterelles, les ténèbres, et la mort des premiers-nés égyptiens. Pharaon se résout alors à accepter que les Hébreux quittent l'Égypte, ce qu'ils ne manquent pas de faire.
Une question naturellement soulevée par cette histoire est : pourquoi Dieu a-t-il tué les premiers-nés égyptiens ? Certes, ce n'est pas la première fois que Dieu tue des êtres humains. Déjà avec Son Déluge, Dieu avait éradiqué toute la population à l'exception de Noé et sa famille[1], mais bon, c'est un peu normal, les gens à l'époque étaient iniques. Et puis, il y a eu la destruction de Sodome et Gomorrhe, mais là aussi, même sans avoir vu le film de Pasolini, il est notoire que leurs habitants menaient des vies de débauche, ce qui est Mal. Mais là, les premiers-nés égyptiens, cela inclut des enfants et des bébés, qui ne sont en rien responsables de ce qui arrive aux Hébreux. Comment justifier la mort de ces innocents ?
La réponse la plus immédiate à cette interrogation est que tout ce que fait Dieu est bien, même si on ne comprend pas, et il n'y a rien à justifier. C'est l'explication dite «les voies du Seigneur sont impénétrables». Cela dit, on peut voir les choses autrement, et dès lors, distinguer au moins trois raisons possibles à cet acte.
Il est facile de considérer que seul Pharaon est responsable de la situation des Hébreux, et que le peuple égyptien n'y est pour rien. Mais c'est bien la population tout entière[2] qui tenait les Hébreux en esclavage et leur imposait de lourdes tâches (Ex 1:13). Chaque famille égyptienne, chaque individu y prenait part. La soumission à l'autorité ne peut servir d'argument pour justifier ces comportements, qui seront d'ailleurs souvent reproduits au cours de la seconde guerre mondiale.
La complicité active du peuple égyptien était la clef de voûte de l'esclavage des Hébreux. La mort des premiers-nés, représentants des foyers égyptiens, vient ainsi mettre en exergue la responsabilité individuelle de chacun.
Une deuxième explication peut être distinguée en appliquant ce qu'on appelle la «règle des cinq pourquoi». L'idée est très simple : quand vous faites quelque chose dans la vie, demandez-vous cinq fois de suite «pourquoi», et si à la fin vous n'avez pas une bonne raison alors peut-être vaut-il mieux passer à quelque chose d'autre. Ici, on a la dixième plaie, avec la mort des premiers-nés (Ex 12:29). Pourquoi ? Parce que Pharaon refuse de laisser partir les Hébreux (Ex 11:10). Pourquoi ? Parce Dieu lui-même a endurci le coeur de Pharaon (Ex 11:10). Pourquoi ? Là, il faut remonter un peu plus loin, à ''Exode' ; il apparaît que la mort des premiers-nés égyptiens avait été annoncée bien avant la première plaie (Ex 4:23). Les neuf premières plaies, assorties de l'endurcissement progressif du coeur de Pharaon, constituent autant d'étapes menant à l'ultime châtiment, la mort des premiers-nés, qui avait été en fait planifiée dès le départ. Et pourquoi ? Parce que Dieu considère le peuple hébreu comme son premier-né, et qu'en le vouant à l'esclavage, Pharaon le tue[3] (Ex 4:22-23). Dès lors, c'est oeil pour oeil, dent pour dent : Dieu tuera les premiers-nés égyptiens, qui représentent au même titre le premier-né de Pharaon.
La loi de l'attraction est une croyance selon laquelle l'univers se comporte avec toi comme tu te comportes avec lui. Évidemment très populaire chez les partisans des grandes théories holistes[4], la loi de l'attraction n'est qu'une résurgence d'un principe bien connu de la pensée juive : «mesure pour mesure» («מידה כנגד מידה»), dont la mort des premiers-nés égyptiens peut constituer une illustration.
Enfin, une troisième explication est apportée par Ari Kahn. Elle nécessite une vision plus globale de la situation. En Égypte, la société était basée sur la primogéniture, c'est-à-dire que les premiers-nés héritaient de l'intégralité du patrimoine de leurs parents. La transmission du pouvoir se déroulait selon le même principe : Pharaon était lui-même un premier-né, fils d'un premier-né, etc.[5]. Dès lors, les autres n'avaient rien ; voilà pourquoi il était important que les Égyptiens aient des esclaves, afin de donner aux classes inférieures une caste à dominer. Laisser partir les Hébreux, base de la pyramide du pouvoir, et c'était toute la société qui s'effondrait.
Dans le judaïsme, la naissance ne détermine pas la position. Il y a une notion de droit d'aînesse, mais comme l'illustrent les aventures d'Ésaü et Jacob, les actes de Jacob et sa dévotion envers Dieu l'ont mené à être reconnu comme le véritable aîné. En fait, tout le livre de la Genèse peut être vu comme un réquisitoire contre un éventuel statut privilégié des premiers-nés. Comme le remarque le Midrash Rabba, ni Abraham, ni Isaac, ni Jacob n'étaient des premiers-nés ; ce sont ses actions, et non son statut, qui font un homme.
La dixième plaie était donc une attaque foudroyante contre toute la structure hiérarchique de la civilisation égyptienne, fondée sur le privilège de la naissance. Cette opération à la fois massive et chirurgicale ne pouvait donc qu'aboutir à la délivrance des Hébreux.
En résumé, les trois explications éventuelles avancées sont : la complicité active du peuple, l'application du principe de mesure pour mesure, et l'attaque idéologique contre le privilège de la naissance.
La sortie d'Égypte est commémorée chaque année à l'occasion de la fête de Pâques. C'est bien sûr une immense joie. Mais personne ne se réjouit des souffrances et de la mort des Égyptiens. En effet, à l'une des quatre coupes de vin, symbole de joie, qui sont traditionnellement bues lors de la cérémonie du séder, sont retirées dix gouttes représentant les dix plaies. La violence des dix plaies vient en quelque sorte atténuer la joie de la libération. Or pour l'époque messianique à venir, la joie, infinie, ne sera pas diluée. Cela signifie peut-être que le troisième temple ne peut pas être bâti sur la violence, et qu'Israël aura à passer par une période de paix avant la délivrance finale.
Notes
[1] Richard Dawkins parle de Dieu génocidaire dans The God Delusion.
[2] Ceux qui auraient écrit «la population toute entière» sont invités au jeu des 7 erreurs.
[3] Il est facile d'objecter que répondre à la mort spirituelle d'un peuple via l'esclavage par la mort bien matérielle des premiers-nés égyptiens paraît injuste. Mais Pharaon faisait aussi tuer les mâles hébreux à la naissance (Ex 1:8).
[4] Parmi les partisans des grandes théories holistes, on compte bien sûr nos amis New Age adeptes des quatre accords toltèques et de la loi des 10%.
[5] On peut se demander pourquoi Pharaon, lui-même premier-né, n'est pas mort la nuit de la dixième plaie. La question est laissée en exercice.
Commentaires
Ça m a toujours bcp ennuyé cette histoire de "Dieu endurci le cœur de Pharaon".
Après ça, on peut plus dire que l'issue est tjrs ouverte...
En plus la 10e plaie est annoncé depuis le début ? Reste plus bcp de place au libre arbitre...
Le Rambam (Maïmonide) propose une explication assez déprimante à cette question de l'apparente annihilation du libre-arbitre de Pharaon. Selon lui, le message divin est que quand Dieu ôte sa capacité de repentir à un pêcheur, alors celui-ci est condamné à mourir dans la mare des fautes qu'il a initialement commises de son plein gré. C'est en quelque sorte le ''point de non-retour'' des péchés, sans plus de possibilité de rédemption. À trop mal utiliser son libre-arbitre on finit par le perdre définitivement.
Le Ramban (Nahmanide) pense différemment. Pour lui, si Dieu n'avait pas endurci le coeur de Pharaon, alors son repentir n'aurait pas été véritable mais simplement une tactique pour apaiser la douleur croissante infligée par les plaies successives. En fait, la résignation de Pharaon à libérer les Hébreux serait devenue de plus en plus grande, et il les aurait libérés après la cinquième plaie, à contrecoeur. Donc l'endurcissement a au contraire ''renforcé'' son libre-arbitre.
Le Sforno pense un peu comme Nahmanide mais il insiste sur le fait que jamais Dieu n'ôte la possibilité de repentance à quelqu'un.
Pour plus de détails, cf cette page. Il y a d'autres avis.