Question difficile s'il en est.

Évidemment la première réponse qui vient à l'esprit est : l'humour sert à passer le test de Turing.

Mais le judaïsme s'intéresse aussi à l'humour.

La preuve, l'année dernière Marc-Alain Ouaknin, co-auteur du petit livre "La bible de l'humour juif" était invité à donner une conférence ambitieuse : Le Rire dans la Tora.

Ambitieuse, car le nouveau testament ce n'est pas très drôle, comme le remarque d'ailleurs la Super Theory Of Super Everything de Gogol Bordello :

First time I had read the Bible,
it had stroke me as unwitty
I think it may started rumor
that the Lord ain't got no humor

Le danger d'analyser l'humour, c'est que c'est comme disséquer une grenouille : ça n'intéresse pas grand monde, et à la fin la grenouille meurt.

Tout est ici question de sens. Selon Boris Cyrulnik : en se rendant à Chartres, Péguy voit sur le bord de la route un homme qui casse des cailloux à grands coups de maillets. Son visage exprime le malheur et ses gestes la rage. Peguy s’arrête demande : « Monsieur, que faites-vous ? » « Vous voyez bien, lui répond l’homme, je n’ai trouvé que ce métier stupide et douloureux. » Un peu plus loin, Péguy aperçoit un autre homme qui, lui aussi, casse des cailloux, mais son visage est calme et ses gestes harmonieux. « Que faites-vous, monsieur ? », lui demande Péguy. « Eh bien, je gagne ma vie grâce à ce métier fatigant, mais qui a l’avantage d’être en plein air », lui répond-il. Plus loin, un troisième casseur de cailloux irradie de bonheur. Il sourit en abattant la masse et regarde avec plaisir les éclats de pierre. « Que faites-vous ? », lui demande Péguy. « Moi, répond cet homme, je bâtis une cathédrale ! »

En tout état de cause (et en simplifiant un peu), à partir de la bible M. Ouaknin (Nous n'avons qu'un Dieu et nous n'y croyons pas) s'interroge sur le rôle de l'humour dans la vie et en trouve environ trois :

  1. L'humour permet de contourner la censure (politique, sociale, théologique) : en considérant l'histoire d'Abram et Saraï (et une question de jouissance féminine (Eden)[1] qui serait traduite par « règles »[2] pour occulter la féminité de Saraï), la conclusion est que l'humour n'est qu'un prétexte pour parler de ce qui est tabou, de ce qui doit être tû. Sous couvert d'humour, en disant quelque chose on en affirme une autre. Et dans cet ordre d'idée la célèbre mère juive et ses traits typiques ne serait qu'une idée pour occulter l'orgasme féminin[3]. Bon.
  2. Les considérations freudiennes (L'inconscient et ses rapports avec le mot d'esprit) mettent en avant un mécanisme central de l'humour, l'amphibologie. Le fait qu'un mot ait plusieurs sens s'exploite selon deux processus inverses : la réduction polysémique (la signification d'un mot est déduite de son contexte, qui réduit les sens à l'un des sens) et l'amphibologie (le mot est par la suite utilisé dans l'un de ses sens orthogonaux)[4], ce qu'on peut illustrer avec une histoire quasi-rapportée par Rachi, le maître de Troie. Voilà pour l'essence de l'indécence. En octroyant une multiplicité sémantique, à un unique texte ou à une unique expression, l'humour a un rôle dégénérateur.
  3. Enfin, l'humour permet de se sortir de situations tragiques en refusant la fatalité et l'oppression. C'est donc une forme d'expression du libre-arbitre face au déterminisme de ce qui est écrit (par opposition à la pensée grecque et au destin inéluctable d'Oedipe annoncé par l'oracle, ou au fatalisme musulman du voyage à Samarkand[5]). Au-delà de ce que les textes disent, ils peuvent être transcendés par ce qu'ils peuvent vouloir dire, et c'est la diversité de ses interprétations qui constitue sa richesse - de même dans la vie refuser la voie ou le destin nous réduit pour bifurquer dans l'arborescence des sentiers alternatifs constitue une sorte d'amphibologie situationnelle, la base de la liberté[6].

Notes

[1] Cf aussi Elisabeth Lloyd, Stephen Jay Gould, et Shere Hite.

[2] Dans ce cas évidemment Dieu aurait pu écrire directement "règles" dans la Bible ç'aurait été plus simple que de passer par une censure au stade de la traduction.

[3] Comment savoir qu'une femme a eu un orgasme ?

Réponse : Réponse :

Quelle importance ?

[4] Roland Barthes : Il faut garder au mot ses deux sens comme si l'un d'eux clignait de l'oeil à l'autre, et que le sens du mot fût dans ce clin d'oeil, qui fait qu'un même mot, dans une même phrase, veut dire en même temps deux choses différentes.

[5] Un jour, au marché de Boukhara, le ministre du vizir aperçoit la Mort et la voit faire un geste en sa direction. Terrifié à l'idée d'être emmené par elle, il quitte précipitamment la ville et chevauche toute la nuit jusqu'à Samarkand pour mettre entre lui et la mort une distance infranchissable. Entre-temps, le vizir apprend le départ de son ministre. Après enquête, il fait venir la Mort en son palais : «On m'a dit que mon ministre est parti après t'avoir aperçue au marché. Pourquoi lui as-tu ainsi fait peur ? Tu voulais l'emmener avec toi ?» «Non pas, répond la Mort. J'ai seulement été surprise de le voir tantôt au marché de Boukhara alors que nous avons rendez-vous demain à Samarkand.»

[6] Tout cela ne répond cependant pas à la vraie question : qui invente les blagues ?