L'âge du monde, le retour
Par taz le vendredi 31 janvier 2014, 07:00 - Science - Lien permanent
Après Ron Chaya, Gary Cohen, un rabbin et chercheur en mathématiques appliquées à l'Inria, s'intéresse aussi au thème de l'âge du monde et des contradictions entre ce que suppose la science (l'univers est âgé de 13,8 milliards d'années) et ce que permet de déduire la torah (l'univers a moins de 6000 ans). Contrairement à Ron Chaya, M. Cohen est un scientifique.
Il faut relever que ce que dit Gary Cohen est sensiblement différent de ce que dit Ron Chaya. Tandis que le second affirmait que les discours scientifique et toraïque sont concordants car les durées considérées le sont dans des référentiels spatiotemporels différents, le premier ne remet pas en cause l'existence de contradictions entre les deux visions et affirme que la science a peut-être tort, c'est-à-dire que les méthodes scientifiques menant à estimer l'âge de l'univers à 13,8 milliards d'années sont possiblement erronnées et que les résultats en découlant sont possiblement faux. Sans réfuter formellement la théorie sous-jacente, il va dire que puisqu'il est permis de douter de sa validité, alors il va par conviction personnelle choisir la version biblique.
Qu'est-ce qui permet de prétendre que l'âge du monde proposé par la science est susceptible d'être incorrect ? Pour répondre à cette question, Gary Cohen commence par une introduction en 3 points, qui oppose nativement torah et science, sur leur origine et sur leur domaine d'étude.
- La torah est une science infuse, irréfutable, donnée d'en haut (top town), alors que la science représente la compréhension humaine, qui vient d'en-bas (bottom up).
- Aujourd'hui on parle de modèle plutôt que de loi, c'est-à-dire que les lois physiques sont considérées comme des entités qui émergent d'un modèle descriptif fondé sur des observations.
- La torah est physique et métaphysique, pour le judaïsme le monde physique est immergé dans le spirituel (qui est lui même immergé dans Dieu), tandis que la science s'occupe du domaine physique et pas de l'immatériel[1].
Puis, Gary Cohen évoque la création du monde en six jours, balaye l'idée d'une métaphore « jour = ère » (comme Ron Chaya, qui appelait cela un «canular») car « pas logique », et insiste sur l'aspect ex nihilo de la création[2]. Il constate alors que que les 5774 ans que le judaïsme attribue à l'univers sont assez différents des 13,8 milliards d'années indiquées par la science, avant de distinguer trois notions : l'âge de l'univers, celui de la Terre, et l'évolution des espèces. 13,8 milliards d'années vs 6000 ans, qui se trompe ?
Afin de fournir une éventuelle réponse à cette question, Gary Cohen critique la méthode de la datation scientifique de l'univers en trois points :
- En remettant en cause la méthode de datation au carbone 14 (isotopes instables du carbone 12 qui se désintègrent radioactivement selon un processus beta), en lui reprochant les postulats sous-jacents d'uniformitarisme. Selon lui les scientifiques ont déchanté lorsqu'ils se sont rendu compte de la fragilité de la méthode. Pourtant, la science accorde aujourd'hui une grande confiance dans sa validité. Ses principes, ses limites, et ses critiques sont documentés dans cet article sur la datation radiométrique de G. Brent Dalrymple, et encore plus en détails dans le livre The age of Earth du même auteur[3]. Depuis son invention (qui a valu un prix Nobel à son créateur), la méthode a été raffinée et est aujourd'hui considérée comme fiable jusqu'à 50000 ans. Pour dater des échantillons plus anciens d'autres éléments sont utilisés (K-Ar, Rb-Sr...).
- En critiquant la méthode extrapolative, à l'aide d'arguments utilisés par le rabbi de Loubavitch dans une lettre. Cette lettre (analysée ici par Mark Perakh) distingue la science empirique et la science spéculative, et classe la datation de l'âge du monde dans la seconde catégorie. Le rabbi souligne qu'« au mieux, la science ne peut parler que de théories induites de certains faits connus et appliquées au domaine de l'inconnu ». En effet la science préfère se baser sur des faits connus plutôt que sur aucun fait connu. De plus la critique du rabbi à propos des principes d'interpolation et d'extrapolation est pour le moins simpliste[4]. Il est assez étrange qu'un scientifique se base sur ce type de considérations épistémologiques pour argumenter son point de vue.
- En soulignant que le problème de la datation de l'univers est un problème inverse, c'est-à-dire qu'on part d'un résultat (une observation) et on essaye de comprendre comment la nature est arrivée à ce résultat (le processus). M. Cohen affirme que résoudre un problème inverse est plus difficile que de résoudre un problème direct (tel faire une addition)[5]. Il ajoute en l'illustrant d'un exemple personnel qu'un problème inverse est en général très difficile à résoudre. Cet argument est étonnant à double titre. Étonnant venant de la part d'un scientifique, puisque la pierre angulaire de la physique consiste à proposer des modèles mathématiques reproduisant des phénomènes physiques dans un espace abstrait. Le raisonnement inductif est à la base de la démarche scientifique, et toute théorie scientifique dispose d'un caractère prédictif, c'est-à-dire que celle-ci peut être réfutée (ou exiger d'être affinée) si ses prédictions sont mises en défaut par de nouvelles observations. Autrement dit, la science, c'est résoudre des problèmes inverses, et c'est parfois difficile, d'autant plus que les scientifiques sont conscients qu'il n'y a pas d'exactitudes mais seulement des suppositions (réfutables)[6]. Étonnant également venant de la part d'un rabbin, car comme le judaïsme le sait très bien, gravir la montagne de la difficulté est souvent plus recommandable que descendre la vallée de la facilité. En résumé, pour écarter tout argument ad hominem, dater l'univers n'est pas une tâche aisée, la science base néanmoins ses estimations sur des observations et pas sur un dogme, comme le fait la torah. La science ne prétend pas savoir avec exactitude comment l'univers a été formé.
Arrive le milieu de la conférence, Gary Cohen évoque les observations d' « objets très très lointains » (comme le faisait Ron Chaya pour justifier la concordance entre science et torah). Et pose la question : si le monde a 6000 ans, comment est-il possible que nous recevions des signaux lumineux qui viennent d'étoiles situées à plusieurs millions d'années-lumières ?[7] Réponse de M. Cohen : comme c'est écrit au début de Berechit, lorsque Dieu a créé les étoiles, il les a faites telles que les étoiles soient des repères pour l'homme. Donc Dieu a créé les étoiles avec leur lumière, tout simplement, puisque si les étoiles avait commencé à émettre de la lumière seulement à l'instant de leur création, celle-ci n'aurait pas atteint la Terre au moment de la création d'Adam. Cette version (que Ron Chaya appelait un canular), est une version stellaire de l'hypothèse Omphalos (« du nombril ») selon laquelle le monde est né vieux.
L'orateur reproche ensuite à la paléontologie de ne pas tenir compte d'éventuelles différences de la composition de l'air et d'autres paramètres environnementaux pour dater la Terre, et les fossiles. En effet, comment savoir que les conditions de fossilisation de la matière organique était les mêmes qu'aujourd'hui ? La torah (et pratiquement toutes les mythologies (sic)) mentionne le Déluge, phénomène de pluie intense ayant potentiellement induit un certain nombre de conditions nouvelles susceptibles d'être en particulier responsables d'une accélération du processus de fossilisation. Sachant que les paléontologues datent certains stromatolithes à 3,5 milliards d'années, et en supposant que le Déluge a duré 150 jours, ce qui est suggéré serait donc une vitesse de fossilisation 10000000000 fois supérieure pendant la pluie. Il serait intéressant que M. Cohen apporte un élément concret afin d'étayer cette hypothèse[8].
Ensuite vient une question : quand commence l'Histoire ? Réponse : avec l'apparition de l'écriture, il y a environ 5000 ans. Avant, c'était la Préhistoire. Donc, le temps biblique englobe toute l'Histoire. Le judaïsme n'a pas besoin d'une longue période sans humains, durant laquelle le monde n'a pas de sens, car il n'a aucun but. Dieu va au contraire droit au but et court-circuite cela en moins d'une semaine ; il créé un monde vieux grâce à son omnipotence (ce qui expliquerait du coup l'âge des fossiles de façon presque plus convaincante que le déluge). Il y a un dilemme téléologique derrière les divergences entre approches religieuse et scientifique : le judaïsme offre un monde dont le sens est de servir Dieu, la science offre un monde sans finalité. Après, comme on dit, si le monde n'a pas de sens, qu'est-ce qui nous empêche d'en inventer un ?
Gary Cohen revient ensuite sur les problèmes des méthodes d'extrapolation en affirmant qu'il y a des théorèmes en mathématiques stipulant que toute extrapolation est instable[9], et plus précisément que l'extrapolation de processus mène à des algorithmes instables. Pour illustrer cela il va comparer la méthode de datation au carbone 14 avec celle basée sur la dendrochronologie, la mesure de l'âge des arbres, en indiquant l'existence d'une discordance croissante entre les deux méthodes quand on remonte le passé, sans préciser de date ni s'il s'agit d'un cas particulier ou systématique ; cela dit historiquement la dendrochronologie a servi à calibrer la datation au carbone 14, il sera profitable au lecteur intéressé de lire par exemple l'article Atmospheric Radiocarbon Calibration to 45,000 yr B.P.: Late Glacial Fluctuations and Cosmogenic Isotope Production (accessible à l'aide d'une inscription gratuite au site de Science) où ces deux méthodes s'accordent en remontant... 45000 ans en arrière.
Pour conclure, Gary Cohen mentionne un exemple d'homme suffisamment haut intellectuellement qui peut admettre que finalement la torah et le modèle proposé par la torah sur l'existence du monde peut être un modèle qui est vrai, en la personne du paléonanthropologue Yves Coppens. Il serait intéressant de savoir d'où vient cette affirmation, car si Yves Coppens a un temps remis en cause l'exactitude du modèle néo-darwinien en lui préférant les idées lamarckiennes[10], une variation de la méthode Allen-McLuhan montre plutôt qu'il a une attitude humaniste, c'est-à-dire qu'il tient la vision biblique comme respectable, pas comme pouvant être vraie[11].
Si on fait le bilan de tout cela, trois points se dégagent :
- Les arguments contre la science présentés ici sont peu convaincants.
- Quand bien même ces arguments seraient percutants, l'orateur n'a pas cherché à argumenter logiquement que l'univers a effectivement 5774 ans (contrairement au RATE). C'est une attitude honnête, car le nombre de faits observés corroborant cette théorie est pour le moment de zéro.
- Au final, l'orateur défend la théorie du monde né vieux par miracle (création divine instantanée), théorie surnaturelle et irréfutable (si on admet que les dinosaures ont été créés à l'état de squelettes et les fossiles à l'état de fossiles).
Pour conclure avec un peu de perspective, on pourrait croire que l'acceptation inconditionnelle du contenu de la Bible (c'est en particulier ce qui est enseigné aux enfants dans de nombreuses écoles juives en parallèle de la science) conditionne au point d'annihiler l'esprit critique en général. De manière presque paradoxale, le judaïsme cultive le questionnement, parfois de ses fondamentaux mêmes. Il est tout à fait possible et même courant d'avoir un esprit critique sélectif tout en adoptant une foi religieuse inébranlable, qui sera le coeur d'un épanouissement dans la réalité.
Notes
[1] Question annexe : les mathématiques sont-elles une science ?
[2] En précisant : Que le monde ait été créé en 6 jours ou en 60 jours ou en 6 milliards d'années, ça ne change rien, pour la torah il y a eu création.
Le passage du néant à l'état d'existence, est selon lui le point de vue de la torah et pas le point de vue de la science.
[3] En même temps, le déclin radioactif que décrit M. Cohen n'est pas très clair : en général, au départ ça va très vite, c'est exponentiel, et après ça devient logarithmique
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[4] Extrait de la critique susmentionnée : Then Schneerson spoke about extrapolation, which, he asserted, is inferior to interpolation. He gave the following definition and an example: "The method of extrapolation, whereby inferences are made beyond a known range, on the basis of certain variables within the known range. For example, suppose we know the variables of a certain element within a temperature range of 0° and 100° , and on the basis of this we estimate what the reaction might be at 101° , 200° , or 2000° ... Of the two methods, the second (extrapolation) is clearly the more uncertain. Moreover, the uncertainty increases with the distance away from the known range. Let us note at once, that all speculation regarding the origin and age of the world comes within the second and weaker method, that of extrapolation. "
à quoi Perakh répond Like in the case of interpolation, Schneerson's description is a gross simplification and hence a distortion of a real scientific procedure. No scientist would ever simply guess what "the reaction" would be at 101° or 200° based on the data for 100° alone. Any extrapolation, if employed in genuine scientific research, is based on a multitude of data which establish a well-documented trend. Besides the particular set of data at the scientist's disposal, she always bases her extrapolation also on the enormous wealth of multifaceted knowledge accumulated in science about the "reaction" in question. Scientific theories are not built upon either simple interpolation or simple extrapolation, but rather on a combination of various mutually controlling methods and firmly established trends. The power and fruitfulness of the scientific method are obvious. It is impossible to deny the amazing achievements of science and the technology based upon scientific discoveries.
[5] Ce que le rabbi de Loubavitch, dans la lettre susmentionnée, rappelle également : The weakness becomes more apparent if we bear in mind that a generalization inferred from a known consequent to an unknown antecedent is more speculative than an inference from an antecedent to consequent.
, ce à quoi Mark Perakh répond The procedure Schneerson refers to as an inference from a consequent to antecedent is the most common one in science, and boils down to developing a theory explaining a set of known facts. On the other hand the procedure he refers to as inference from antecedent to consequent is actually using a theory to predict the outcome of experiments yet to be performed. More often than not, the former is less speculative than the latter, which is contrary to Scheersohn's dilettantish assertion. If a set of experimental data is sufficiently large, a theory explaining it can be reasonably substantiated. On the other hand, predicting the results of future experiments is a more speculative endeavor. Therefore the actual occurrence of events predicted by a theory is normally viewed as a more convincing argument in favor of that theory than simply an explanation by a theory of the already available data.
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[6] Abandonner la résolution de problèmes inverses au motif de la difficulté, c'est renoncer à étudier, par exemple, la structure de la matière, l'électricité, ou l'archéologie.
[7] On estime l'âge des étoiles grâce à des techniques basées sur la parallaxe et l'évaluation du redshift.
[8] Voir aussi à ce sujet le livre de David R. Montgommery, The rocks don't lie - a geologist investigates Noah's flood.
[9] Intuitivement, on peut imaginer un ensemble fini de points de mesure que l'on va extrapoler selon deux courbes différentes, par exemple une droite et une exponentielle ; eh bien l'écart entre les deux courbes augmentera exponentiellement au fur et à mesure que l'on s'éloigne de l'intervalle de mesure.
[10] Extrait d'un article de Science et Vie de 1995 : Selon l'idée darwinienne, qui est toujours à peu près admise aujourd'hui, certains individus subiraient des mutations génétiques qui se produiraient au hasard, et plusieurs d'entre elles donneraient éventuellement un avantage pour subsister dans leur nouvel environnement. Au fil des générations, cette nouvelle espèce s'imposerait, sélectionnée en quelque sorte par le milieu. Cette théorie ne me plaît pas beaucoup, dans son ensemble. Il est quand même étonnant que les mutations avantageuses surviennent justement au moment où on en a besoin ! Au risque de faire hurler les biologistes, et sans revenir aux thèses de Lamarck, je crois qu'il faudrait s'interroger sur la façon dont les gènes pourraient enregistrer certaines transformations de l'environnement. En tout cas, le hasard fait trop bien les choses pour être crédible... L'apparition d'un préhumain qui tape sur les cailloux, fabrique des outils, de manière un peu occasionnelle, puis de plus en plus fréquente, jusqu'à en faire une culture, ou, si l'on préfère, le développement de la conscience, qui finit par créer un environnement culturel, cela est aussi, pour moi, un grand mystère.
(source)
[11] cf les déclarations d'Yves Coppens datant de 2009 lors de la conférence de presse de l'exposition La Ruée vers l'Homme : La théorie de l'évolution ? Je dis aujourd'hui il n'y a plus d'hypothèse et il n'y a plus de théorie : l'évolution est un fait prouvé par la biologie et la génétique. Il n'y a pas de discussion sur l'évolution... ce qui peut se discuter ce sont les modalités de l'évolution..
(source).
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