La nouvelle année donne l'occasion de rappeler que 2015 est l'année internationale de la lumière, qui a même son blog.
À ce propos, l'expérience de pensée dite paradoxe de l'échelle (ladder paradox[1]), en relativité restreinte, est la suivante :
« Un coureur très rapide court à 0,9c en portant sur son épaule une échelle de 10 mètres. Il doit traverser une grange de 10 mètres dont on peut fermer les deux portes opposées simultanément (par exemple par des faisceaux laser).
Du point de vue de l'observateur lié à la grange, l'échelle est très rétrécie dans le sens du parcours, et il sera facile de fermer les «portes» sans dommage un très bref instant quand l'échelle ainsi rétrécie sera dans la grange. Mais dans le système lié au coureur, c'est la grange elle-même qui est rétrécie dans le sens du parcours, et l'opération est impossible ! N'y a-t-il pas là une contradiction, puisqu'en relativité les phénomènes sont censés justement ne pas dépendre du repère depuis lequel on les observe ? »
Ci-dessus : (1) : grange et échelle au repos, (2) : en action du point de vue de la grange, (3) : en action du point de vue du coureur.
Résolution qualitative de ce paradoxe : il y a effectivement une contradiction, mais c'est dans l'énoncé qu'elle se trouve : il s'agit de l'emploi du mot «simultanément» : ce qui est simultané dans un repère ne l'est pas dans un autre. Le coureur verra apparemment la porte 1 s'ouvrir, puis les deux portes rester ouvertes simultanément pour lui, et la seconde se fermer sans encombre derrière son passage.
Regardons une résolution plus quantitative du paradoxe.
Tout d'abord, la longueur de l'échelle dans la figure 2, \(d^G_{E}\) est égale à la longueur de l'échelle au repos \(d^0_{E}\) divisée par le facteur de Lorentz \(\gamma=\frac{1}{\sqrt{1-v^2/c^2}}\approx2,29\), soit environ \(4,36\,m\) si \(v=0,9c\) (contraction de la longueur propre décrite par les transformations de Lorentz). Il en est de même pour la distance entre les portes dans la figure 3, \(d^C_{P}=d^0_{P}/\gamma\).
On considère l'évènement « l'échelle rentre dans la grange » comme zéro spatio-temporel dans les deux référentiels.
Dans le référentiel G de la grange, la distance entre les portes est \(d^G_{P} = 10\,m\) et l'échelle mesure \(d^G_{E} \approx 4,36\,m\) ).
- I - Le premier échelon entre dans la grange à \(t^G_{1\rightarrow} = 0\).
- II - Le dernier échelon entre dans la grange à \(t^G_{D\rightarrow} = d^G_{E}/v \approx 16\,ns\).
- III - Le premier échelon sort de la grange à \(t^G_{\rightarrow 1} = t^G_{1\rightarrow}+d^G_{P}/v \approx 37\,ns\).
- IV - Le dernier échelon sort de la grange à \(t^G_{\rightarrow D} = t^G_{2\rightarrow}+d^G_{P}/v \approx 53\,ns\).
Conclusion 1 : dans le référentiel de la grange, le dernier échelon entre dans la grange avant que le premier échelon n'en sorte, donc un intervenant extérieur pourrait bien enfermer l'échelle dans la grange durant quelques nanosecondes (fermeture puis ouverture simultanées des deux portes), par exemple avec \(t^G_{1\downarrow}=t^G_{2\downarrow}:=t^G_{D\rightarrow} \approx 16\,ns\) et \(t^G_{1\uparrow}=t^G_{2\uparrow}:=t^G_{\rightarrow 1} \approx 37\,ns\).
Ci-dessus : Paradoxe de l'échelle - point de vue de la grange.
Dans le référentiel C du coureur, la distance entre les portes est \(d^C_{P} \approx 4,36\,m\) et l'échelle mesure \(d^C_{E} = 10\,m\).
- I - Le premier échelon entre dans la grange à \(t^C_{1\rightarrow} = 0\).
- III - Le premier échelon sort de la grange à \(t^C_{\rightarrow 1} = t^C_{1\rightarrow}+d^C_{P}/v \approx 16\,ns\).
- II - Le dernier échelon entre dans la grange à \(t^C_{D\rightarrow} = d^C_{E}/v \approx 37\,ns\).
- IV - Le dernier échelon sort de la grange à \(t^C_{\rightarrow D} = t^C_{2\rightarrow}+d^C_{P}/v \approx 53\,ns\).
Conclusion 2a : dans le référentiel du coureur, le premier échelon sort de la grange avant que le dernier échelon n'y entre (inversion de l'ordre temporel des évènements), donc l'échelle est toujours plus longue que la grange.
Les évènements "la porte 1 se ferme", "la porte 2 se ferme", "la porte 1 s'ouvre", et "la porte 2 s'ouvre" ont pour coordonnées spatio-temporelles respectives dans le référentiel de la grange :
\( \left\{\begin{array}{ll} x^G_{1\downarrow}=0 \\ t^G_{1\downarrow}=t^G_{D\rightarrow} \approx 16\,ns \end{array}\right. \),
\( \qquad \left\{\begin{array}{ll} x^G_{2\downarrow}=d^G_P=10\,m \\ t^G_{2\downarrow}=t^G_{D\rightarrow} \approx16\,ns \end{array}\right. \),
\( \qquad \left\{\begin{array}{ll} x^G_{1\uparrow}=0 \\ t^G_{1\uparrow}=t^G_{\rightarrow 1} \approx 37\,ns \end{array}\right. \),
\( \qquad \left\{\begin{array}{ll} x^G_{2\uparrow}=d^G_P=10\,m \\ t^G_{2\uparrow}=t^G_{\rightarrow 1} \approx 37\,ns \end{array}\right. \).
Examinons-les dans le référentiel C du coureur.
- Pour le coureur, la première porte se ferme à \(t^C_{1\downarrow}=\gamma\cdot {t^G_{1\downarrow}} \approx 37\,ns\) (i.e. quand le dernier échelon rentre dans la grange) puis s'ouvre à \(t^C_{1\uparrow}=\gamma\cdot {t^G_{1\uparrow}} \approx 85\,ns\).
- Pour le coureur, la seconde porte se ferme à \(t^C_{2\downarrow}=\gamma\cdot \left({t^G_{2\downarrow}- v\cdot d^G_P/c^2}\right) \approx -32\,ns\) puis s'ouvre à \(t^C_{2\uparrow}=\gamma\cdot \left({t^G_{2\uparrow}- v\cdot d^G_P/c^2}\right) \approx 16\,ns\).
Conclusion 2b : du point de vue du coureur, la deuxième porte se ferme avant même que l'échelle ne rentre (il lui reste encore environ 9m avant d'atteindre la grange !), puis s'ouvre juste au moment où le premier échelon sort de la grange, tandis que la première porte se ferme juste quand l'échelle vient de la franchir, pour se réouvrir bien plus tard.
Ci-dessus : Paradoxe de l'échelle - point de vue du coureur.
On retrouve l'idée de relativité de la simultanéité : pour le coureur les deux portes ne se ferment pas simultanément.
Pour finir, une horloge située dans la grange décompterait 21 secondes entre la fermeture simultanée des deux portes et leur ouverture, alors que le coureur voit 48 secondes (\(\gamma\) fois plus) s'écouler entre la fermeture de la première porte et son ouverture, ou entre la fermeture de la seconde porte et son ouverture. Cela illustre le phénomène de dilatation du temps : le coureur voyant 48 secondes passer sur sa montre observerait l'horloge de la grange n'avancer que de 21 secondes, comme au ralenti. Réciproquement un observateur dans la grange verrait également la montre du coureur tourner au ralenti. L'équivalent temporel du paradoxe de l'échelle est le paradoxe des jumeaux, ou paradoxe de Langevin, déjà évoqué dans l'article sur l'âge du monde.
Question subsidiaire : que se passe-t-il si les portes sont maintenues fermées ?
Références : E. F. Taylor & J.A. Wheeler, Spacetime Physics (problème 5-4), Ladder Paradox, The Pole-Barn paradox.
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