La récente lecture de l'histoire de Joseph (paracha Vayechev) est l'occasion de rappeler une phrase du Talmud :
חלמא דלא מפשר כאגרתא דלא מקריא
Tout rêve non interprêté est comme une lettre non lue.
Le premier rêve qui apparaît dans la Torah est le songe de Jacob sur le Mont Moriah : l'Échelle de Jacob :
« Jacob quitta Beer-Sheva, et s'en alla vers Haran. Il arriva en ce lieu et y resta pour la nuit car le soleil s'était couché. Prenant une des pierres de l'endroit, il la mit sous sa tête et s'allongea pour dormir. Et il rêva qu'il y avait une échelle reposant sur la terre et dont l'autre extrémité atteignait le ciel ; et il aperçut les anges de Dieu qui la montaient et la descendaient ! Et il vit Dieu (...) »
Marc Chagall, L'Échelle de Jacob, 1973
Symbole du pont entre le ciel et la terre que matérialise cette échelle, en hébreu, le mot échelle (סלם) a la même valeur numérique que סיני (Sinaï), le lieu du don de la Torah. C'est également la valeur numérique du mot araméen signifiant argent (ממן, Mammon). KabbalaToons dirait que c'est un signe que l'argent peut mener à des sommets, mais qu'il est important de garder les pieds sur Terre.
Néanmoins, il semble que pour le judaïsme, rêver est important, puisque la guemara affirme : Celui qui dort sept jours sans rêver est appelé mauvais. Le rêve transcende la réalité, ce qu'on peut comparer avec par exemple... le chabbat. Six jours dans la semaine sont matériels, on travaille pour manger, alors que le chabbat c'est le contraire, on ne travaille pas, pour très bien manger.
Les rêves suivants dans la Torah concernent Joseph, un des douze fils de Jacob, à propos de gerbes de blé, puis d'astres (Genèse, 37).
05 Joseph eut un songe et le raconta à ses frères qui l’en détestèrent d’autant plus.
06 « Écoutez donc, leur dit-il, le songe que j’ai eu.
07 Nous étions en train de lier des gerbes au milieu des champs, et voici que ma gerbe se dressa et resta debout. Alors vos gerbes l’ont entourée et se sont prosternées devant ma gerbe. »
08 Ses frères lui répliquèrent : « Voudrais-tu donc régner sur nous ? nous dominer ? » Ils le détestèrent encore plus, à cause de ses songes et de ses paroles.
09 Il eut encore un autre songe et le raconta à ses frères. Il leur dit : « Écoutez, j’ai encore eu un songe : voici que le soleil, la lune et onze étoiles se prosternaient devant moi. »
10 Il le raconta également à son père qui le réprimanda et lui dit : « Qu’est-ce que c’est que ce songe que tu as eu ? Nous faudra-t-il venir, moi, ta mère et tes frères, nous prosterner jusqu’à terre devant toi ? »
Ce passage est commenté entre autres dans le Talmud (guemara Berakhot 55a).
ואמר רב חסדא לא חלמא טבא מקיים כוליה ולא חלמא בישא מקיים כוליה
Rav Hisda dit : Ni un bon ni un mauvais rêve n'est réalisé dans tous ses détails.
אלא אמר ר’ יוחנן משום ר’ שמעון בן יוחי כשם שאי אפשר לבר בלא תבן כך אי אפשר לחלום בלא דברים בטלים
Mais dit Rav Yohanan au nom de Rav Simeon ben Yohai :
Comme on ne peut avoir de blé sans épi, de même il est impossible pour un rêve d'être sans quelque chose de vain.
אמר ר’ ברכיה חלום אף על פי שמקצתו מתקיים כולו אינו מתקיים מנא לן מיוסף דכתיב (בראשית לז, ט) והנה השמש והירח וגו
Berekiah dit :
Un rêve, bien qu'il puisse être accompli partiellement, n'est jamais réalisé totalement. D'où apprenons-nous cela ? De Joseph, puisqu'il est écrit : « Voici que le soleil, la lune et onze étoiles se prosternaient devant moi. » (Gen. 37:9).
Un peu plus tard, alors que Joseph est en prison , il a l'occasion d'interprêter les rêves de l'échanson et du panetier (Genèse, 40) :
05 Une même nuit, l’échanson et le panetier du roi d’Égypte firent tous deux un songe, alors qu’ils étaient prisonniers dans la prison. Et chacun des songes avait sa propre signification.
06 Au matin, quand Joseph entra chez eux, il vit qu’ils avaient la mine défaite.
07 Il demanda donc aux dignitaires de Pharaon qui étaient avec lui au poste de garde, dans la maison de son maître : « Pourquoi vos visages sont-ils si sombres aujourd’hui ? »
08 Ils lui répondirent : « Nous avons eu un songe, et il n’y a personne pour l’interpréter. » Joseph leur dit : « N’est-ce pas à Dieu qu’il appartient d’interpréter ? Racontez-moi donc ! »
09 Le grand échanson raconta à Joseph le songe qu’il avait fait : « J’ai rêvé qu’une vigne était devant moi.
10 Elle portait trois sarments. Elle bourgeonnait, fleurissait, puis ses grappes donnaient des raisins mûrs.
11 J’avais entre les mains la coupe de Pharaon. Je saisissais les grappes, je les pressais au-dessus de la coupe de Pharaon et je lui remettais la coupe entre les mains. »
12 Joseph lui dit : « Voici l’interprétation : les trois sarments représentent trois jours.
13 Encore trois jours et Pharaon t’élèvera la tête, il te rétablira dans ta charge, et tu placeras la coupe entre ses mains, comme tu avais coutume de le faire précédemment quand tu étais son échanson.
14 Mais quand tout ira bien pour toi, pour autant que tu te souviennes d’avoir été avec moi, montre ta faveur à mon égard : rappelle-moi au souvenir de Pharaon et fais-moi sortir de cette maison !
15 En effet, j’ai été enlevé au pays des Hébreux, et là non plus je n’avais rien fait pour qu’on me jette dans la citerne. »
16 Voyant que Joseph avait fait une interprétation favorable, le grand panetier lui dit : « Moi, j’ai rêvé que je portais sur la tête trois corbeilles de gâteaux.
17 Et dans la corbeille d’au-dessus, il y avait tous les aliments que le panetier fabrique pour la nourriture de Pharaon, et les oiseaux picoraient dans la corbeille au-dessus de ma tête. »
18 Joseph répondit : « Voici l’interprétation : les trois corbeilles représentent trois jours.
19 Encore trois jours et Pharaon t’élèvera la tête, il te pendra à un arbre, et les oiseaux picoreront ta chair. »
20 Le troisième jour, jour anniversaire de Pharaon, celui-ci fit un festin pour tous ses serviteurs. Il éleva la tête du grand échanson et celle du grand panetier en présence de ses serviteurs :
21 il rétablit dans sa charge le grand échanson, et celui-ci plaça la coupe entre les mains de Pharaon ;
22 mais le grand panetier, il le pendit, comme l’avait annoncé Joseph.
23 Toutefois le grand échanson ne se souvint pas de Joseph ; il l’oublia.
Puis (Genèse, 41) :
01 Deux ans plus tard, Pharaon eut un songe. Il se tenait debout près du Nil,
02 et voici que montaient du Nil sept vaches, belles et bien grasses, qui broutaient dans les roseaux.
03 Puis, derrière elles, montaient du Nil sept autres vaches, laides et très maigres. Elles se tenaient à côté des premières, sur la rive du Nil.
04 Et les vaches laides et très maigres mangeaient les sept vaches belles et bien grasses. Alors Pharaon s’éveilla.
05 Il se rendormit et fit encore un songe : sept épis montaient sur une seule tige ; ils étaient gros et beaux.
06 Puis, après eux, germaient sept épis maigres et desséchés par le vent d’est.
07 Et les épis maigres avalaient les sept épis gros et pleins. Alors Pharaon s’éveilla : c’était un songe !
08 Mais le matin, son esprit était troublé ; il fit convoquer tous les magiciens et tous les sages d’Égypte. Pharaon leur raconta les songes, mais personne ne pouvait les interpréter.
09 Alors le grand échanson parla à Pharaon en ces termes : « Aujourd’hui, je me rappelle mes fautes.
10 Pharaon s’était irrité contre ses serviteurs et il m’avait mis au poste de garde, dans la maison du grand intendant, et avec moi, le grand panetier.
11 Une même nuit, nous avons fait un songe, moi et lui. Et chacun des songes avait sa propre signification.
12 Il y avait là, avec nous, un jeune Hébreu, serviteur du grand intendant. Nous lui avons raconté nos songes et il a donné à chacun l’interprétation du songe qu’il avait fait.
13 Et ses interprétations s’avérèrent exactes : moi, on m’a rétabli dans ma charge, et l’autre, on l’a pendu. »
14 Pharaon fit appeler Joseph. En toute hâte, on le tira de son cachot. Il se rasa, changea de vêtements et se rendit chez Pharaon.
15 Pharaon dit à Joseph : « J’ai fait un songe et personne ne peut l’interpréter. Mais j’ai entendu dire de toi, qu’il te suffit d’entendre raconter un songe pour en donner l’interprétation. »
16 Joseph répondit à Pharaon : « Ce n’est pas moi, c’est Dieu qui donnera à Pharaon la réponse qui lui rendra la paix. »
17 Alors, Pharaon dit à Joseph : « Dans le songe, j’étais debout au bord du Nil,
18 et voici que montaient du Nil sept vaches, bien grasses et de belle allure, qui broutaient dans les roseaux.
19 Puis, derrière elles, montaient sept autres vaches, chétives, très laides et décharnées. Je n’en avais jamais vu d’une telle laideur dans tout le pays d’Égypte.
20 Les vaches décharnées et laides mangeaient les premières vaches, les grasses,
21 qui entraient dans leur panse. Mais on ne s’apercevait pas que les grasses étaient entrées dans leur panse : elles restaient aussi laides qu’avant. Alors je me suis réveillé.
22 Mais j’ai encore vu, en songe, sept épis qui montaient sur une seule tige ; ils étaient pleins et beaux.
23 Puis, après eux, germaient sept épis durcis, maigres et desséchés par le vent d’est.
24 Et les épis maigres avalaient les sept beaux épis. J’en ai parlé aux magiciens, mais personne n’a pu me fournir d’explication. »
25 Joseph répondit à Pharaon : « Pharaon n’a eu qu’un seul et même songe. Ce que Dieu va faire, il l’a indiqué à Pharaon.
26 Les sept belles vaches représentent sept années, et les sept beaux épis, sept années : c’est un seul et même songe !
27 Les sept vaches décharnées et laides qui montaient derrière les autres représentent sept années ; de même, les sept épis vides et desséchés par le vent d’est. Ce seront sept années de famine.
28 C’est bien ce que j’ai dit à Pharaon : ce que Dieu va faire, il l’a montré à Pharaon.
La saga de Joseph a été analysée par de nombreux sages, rabbins, et commentateurs juifs et d'autres religions ; ceux qui apprécieraient une approche plus académique pourront se tourner vers le cours du professeur Thomas Römer donné au Collège de France : « L’Égypte et la Bible : l’histoire de Joseph (Genèse 37-50) », dont le pitch est : L’histoire de Joseph, un des douze fils du patriarche d’Israël Jacob, est l’une des plus fameuses success story de la Bible. Après avoir été vendu par ses frères qui le jalousaient, le jeune homme se retrouve à la cour de pharaon où il fait fortune et monte au plus haut sommet de la hiérarchie égyptienne. A travers ce roman biblique, c’est toute une réflexion sur le rôle de la diaspora, qui conclut la saga nationale des Patriarches d’Israël, à la fin du Livre de la Genèse.
La mystique juive nous raconte trois choses sur les rêves :
- Pendant que l'on dort, un soixantième de l'âme quitte le corps recharger ses batteries dans le monde spirituel, pour ne revenir qu'au moment du réveil.
- La plupart des rêves sont futiles, et seuls les rêves du matin peuvent être importants.
- L'interprêtation d'un rêve dépend du sens que l'on lui donne.
Enfin, comme dans le Yi King taoïste, ou comme chez Freud, il existe de nombreux symboles oniriques ; ainsi une marmite, une colombe, ou un fleuve représentent la paix.
En souhaitant de beaux rêves aux lecteurs.
Crédit : l'essentiel de cet article est à mettre au crédit de R. Sabbag.
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