Le pouvoir de l'imagination
Souvenons-nous de ce récit extrait de l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu de la trilogie des fourmis de Bernard Werber :
Dans les années 50, un bateau container anglais transportant des bouteilles de Madère en provenance du Portugal débarque en Ecosse pour livrer sa marchandise. Un marin s'introduit dans le container de réfrigération pour vérifier s'il ne reste plus rien à livrer. Nul ne sait qu'il est entré et on referme la porte du container alors que l'homme est encore à l'intérieur. Il tambourine sur les cloisons, mais personne ne l'entend et le bateau repart pour le Portugal.
Le marin trouve de la nourriture dans ce lieu mais il sait qu'il ne pourra pas survivre très longtemps dans cette chambre froide. Il a pourtant la force de saisir un morceau de métal et il grave heure après heure jour après jour, le récit de son terrible martyre. Il énonce avec une précision scientifique son agonie. Comment le froid l'engourdit, comment ses doigts et ses orteils gélent. Comment son nez se transforme en pierre insensible. La morsure de l'air réfrigéré devient une véritable brûlure, son corps qui peu à peu devient un gros glaçon.
Lorsque le bateau jette l'encre à Lisbonne, on ouvre le container et on découvre l'homme mort de froid. On lit son histoire gravée sur les murs. Toutes les étapes de son calvaire y sont décrites avec force détails. Mais le plus extraordinaire n'est pas là. Le capitaine examine le thermomètre du container frigorifique. Il indique 20°C. En fait, le système de réfrigération n'avait pas été activé pendant tout le trajet du retour.
L'homme est mort de froid parce qu'il croyait que le système de réfrigération fonctionnait et qu'il s'imaginait avoir froid. Ce n'était que son imagination qui l'avait tué.
Récit fictif, néanmoins vraisemblable. La puissance de la suggestion et en particulier de l'auto-suggestion est à tel point reconnu par la science de nos jours[1] que les essais cliniques des médicaments se déroulent en aveugle[2] (la moitié de l'échantillon-test, le groupe expérimental, reçoit le médicament et l'autre moitié, le groupe contrôle un traitement ineffectif, et les participants ne savent pas ce qu'ils reçoivent) afin de filtrer l'effet placebo.
Qu'est-ce que l'effet placebo ?
Historiquement, l'effet placebo est le nom du mécanisme à l'origine de l'efficacité clinique d'une substance inerte chez un malade qui croit prendre un médicament pour sa guérison. Une situation de ce genre sur une échelle collective est rapportée par Patrick Lemoine dans son livre Le mystère du placebo :
Il est d’autres situations de recherche où le placebo a été utilisé à l’insu de presque tout le monde, à l’exception d’un ou deux protagonistes. C’est ainsi que Serge Follin, psychiatre français, a pu mettre en place un essai historique sur le Largactil, difficile à concevoir à l’heure actuelle sous le sourcilleux regard des comités d’éthique. La chlorpromazine (Largactil) a obtenu son autorisation de mise sur le marché en 1952 et a rapidement transformé la vie des institutions psychiatriques, permettant la sortie de plusieurs milliers d’aliénés jusque-là réputés incurables.
Cependant, le progrès qu’il représenta eut aussi un effet pervers. Se reposant uniquement sur leurs lauriers pharmacologiques, certains services abandonnèrent toute réflexion institutionnelle et toute tentative psycho-sociologique de désaliénation, paraphrasant le terrible jugement de Tite-Live sur la pax romaina : Ubi solitudinem, pacem appellant[3]. Finies les activités collectives, sorties, fêtes, bals, veillées, et tout ce qui transformait les services ouverts en communautés parfois assez chaleureuses. Une chape morne semblait s’être abattue sur l’asile. Et l’on vit se pérenniser sur les cahiers de pharmacie des prescriptions interminables que les patients un peu trop bien calmés avalaient immuablement, années après années.
Partant de ce constat, Follin tenta une expérience audacieuse. Il jeta son dévolu sur un pavillon ouvert, peuplé de malades chroniques. À l’insu de tout le personnel et, bien entendu des aliénés eux-mêmes, il remplaça subrepticement les gouttes de Largactil par un placebo identique dans sa présentation. Seuls trois médecins et un interne avaient été mis au courant. Ce service vétuste n’accueillait pas de nouveaux malades et formait une communauté chronique et stable de malades réputés difficiles mais généralement calmes. Les doses quotidiennes de Largactil allaient de 150 à 700 mg, la durée de traitement s’échelonnant entre 200 et 900 jours.
L’expérience a duré en tout neuf mois, du premier mai 1959 au premier février 1960. Sur les soixante-huit malades qui ont participé à l’étude, trente-neuf seulement ont été retenus pouir l’analyse ; vingt-neuf en ont été exclus : soit ils ont changé de pavillon, soit ils ont reçu des traitements associés. Il est évident qu’une des grandes faiblesses de cette publication réside dans l’absence de tout renseignement sur ces vingt-neuf exclus. Les résultats de cet essai n’en demeurent pas moins étonnants. La vie pavillonnaire resta inchangée et personne ne se douta une seconde de la « supercherie ». Les incidents ne furent ni plus ni moins nombreux qu’auparavant. De nombreuses modifications de traitements, avec augmentation ou réduction des dosages de placebo, furent effectuées par les internes du service ou de garde, tout ceci à la satisfaction générale. L’été venu, une délégation de malades demanda à retarder l’heure de la distribution du Largactil pour pouvoir profiter plus longuement des soirées ! Leur demande fut acceptée. Quelques patients insomniaques retrouvèrent le sommeil lorsque la dose fut augmentée ; d’autres qui somnolaient s’animèrent lorsque la posologie fut réduite. L’auteur put vérifier que l’élimination du « Largactil vrai » était lente puisque des érythèmes solaires se produisirent comme tous les ans, en début d’été, deux mois après mise sous placebo.
Au bout de neuf mois, on fit les comptes. Pas de changement clinique chez quinze patients dont neuf schizophrènes, deux « déséquilibrés thymiques », un éthylique, deux déments et un patient souffrant d’un syndrome atypique. Des aggravations furent notées chez un schizophrène et un dément chez qui la réapparition de l’agitation ne put être calmée que par des injections de Largactil « vrai ». Certaines améliorations furent telles qu'elles permirent la sortie de onze malades dont quatre schizophrènes, six « déséquilibrés thymiques » et un épileptique. Dans onze autres cas, les progrès furent nets mais insuffisants pour l’autoriser : six schizophrènes, un « déséquilibré thymique », un confus, un arriéré, deux patients jugés « atypiques » étaient concernés. Le total de l’expérience montrait donc vingt-deux améliorations, dix-sept « échecs » dont deux aggravations. Sur vingt schizophrènes, on comptabilisa dix améliorations dont quatre sorties et dix échecs dont une aggravation. Chez les « déséquilibrés thymiques », le succès fut global et manifeste : on y comptait sept améliorations dont six sorties et seulement une aggravation.
La neuroscience cherche à mieux comprendre l'effet placebo à l'aide de l'imagerie cérébrale ; ainsi la tomographie par émission de positrons (PET) a pu montrer que des patients atteints de la maladie de Parkinson augmentaient leur production de dopamine après la prise d'un placebo, soit le même mécanisme biochimique que celui déclenché par le traitement usuel (source).
L'importance conceptuelle et les implications de l'effet placebo sont probablement sous-estimées par la médecine et par la science en général. Les processus de guérison basés sur l'autosuggestion, comme l'autohypnose ou la méthode Coué (qui, d'un point de vue New-Age, suggèrent une domination de l'esprit sur la matière) sont bien connus mais scientifiquement peu documentés.
Une variante chère aux entraîneurs sportifs et coaches personnels est la pensée positive : se concentrer sur son but, le visualiser, l'imaginer accompli, aide à l'atteindre (cela entre plus ou moins consciemment en jeu lors de la mise en place d'objectifs). Évidemment, ce n'est pas la panacée ; si un coach demande à chacun des coureurs du marathon de Paris de remporter la victoire grâce à la pensée positive, alors il est certain que la méthode échouera dans 100% des cas[4], ce qui n'est pas très spectaculaire en termes d'efficacité.
Dieu comme placebo
Sur le plan matériel l'effet placebo est mesurable grâce aux indicateurs de santé que fournissent les analyses médicales. Mais si le monde matériel n'est qu'un reflet d'un monde spirituel plus abstrait, où les états sont moins facilement mesurables, tout porte à croire qu'il y a un analogue spirituel à l'effet placebo dont le mécanisme est basé sur la croyance : la religion.
Les systèmes de croyances sont en effet tellement puissants que la religion peut apporter des bénéfices réels pour la condition physique et la santé mentale (Johns Hopkins Medical Newsletter, Nov 1998). De nombreuses études soulignent en effet que les croyants vivent plus longtemps et en meilleure santé que les sceptiques, même en tenant compte du fait qu'ils ont la plupart du temps une vie plus sobre du fait de leur foi. D'un point de vue évolutionnaire, la bonne tenue des croyants malgré l'évolution de la science provient peut-être de leurs capacité à tisser de puissantes structures sociales et communautaires à travers les rites, cérémonies, fêtes, et traditions[5], qui créent et maintiennent de profonds liens de solidarité (source).
Où est le mal ?
Alors, si l'effet placebo des religions est réel et rend plus heureux, il paraît inutile et vain de s'attaquer à des croyances inoffensives autour de l'âge du monde, de la préscience colorimétrique de la bible, ou du pouvoir des pierres précieuses. Car enfin, où est le mal à nier la réalité des faits et à construire un système de croyances basé sur l'imaginaire collectif ?
Je préfère l'illusion au désespoir.[6]
Nelson Muntz
Mais bien sûr ce n'est pas si simple, car au-delà du fanatisme et des guerres de religions, les croyances religieuses peuvent causer du tort à des innocents, comme le note le site What's the harm[7] en recensant de nombreux cas de fondamentalistes qui pensent guérir leur enfant par le pouvoir de la prière au lieu de l'emmener chez un médecin, entraînant parfois sa mort. Il y a donc un équilibre à trouver entre assistance à personne en danger et respect des libertés individuelles[8].
Quant au judaïsme, qui n'aime pas trop la magie, il refuse d'utiliser la torah pour la guérison et demande de vivre dans une ville qui où se trouve au moins un médecin (source). Le judaïsme récuse la foi-placebo, intéressée, au profit d'une foi et surtout d'actes authentiques[9].
Ressources (en anglais) :
- Placebo effect, Skeptic's Dictionary
- Placebos, Faith, and Morals, Or Why Religion par Thomas Moore, Stanford
- Placebo effect, Encyclopedia of Science and Religion, 2003
- Religious Implications of the Placebo Effect par Jeff Lindsay (un mormon qui a de l'humour, ce qui est assez remarquable en soi, et qui a aussi décrit Mega Placebos Plus).
- What's the harm
- The Placebo God, Reform Judaism magazine
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