Les scientifiques aiment bien faire des expériences, non seulement parce qu'elles leur permettent de tester leurs théories, mais aussi parce que c'est souvent très amusant. Alors que certaines démonstrations ou certains tests font appel à des appareillages extrêmement sophistiqués, il existe une catégorie d'expériences ne nécessitant aucun matériel : les expériences de pensée, ou Gedankenexperimente pour les intimes.
Un exemple d'expérience de pensée (qu'on qualifierait d'heuristique dans la classification de Popper) qui marche bien avec des élèves est la suivante. Le contexte est la question : on lance un objet de 1 kilo et un objet de 2 kilos du haut de la Tour Eiffel, lequel va arriver en premier au sol ? Pour illustrer que ce n'est pas nécessairement celui de 2 kilos (ce que répondent souvent les élèves), on imagine la situation illustrée ci-dessous : 3 boules de pétanque identiques pesant un kilo sont jetées de la tour Eiffel, elles arrivent en même temps au sol. Alors on rapproche progressivement les deux dernières jusqu'à ce qu'elles forment pour ainsi dire un unique objet de deux kilos. Et donc il est assez direct d'imaginer que les deux objets (1kg et 2kg) atterrissent en même temps, contrairement à l'intuition initiale. En mécanique quantique il existe de célèbres Gedankenexperimente comme le chat de Schrödinger ou le paradoxe EPR.
Les philosophes ont aussi leurs expériences de pensée (d'aucuns diront qu'ils n'ont que ça, mais nous allons laisser ce genre de calomnies à leurs détracteurs), et certaines interrogations issues de la philosophie de l'éthique s'avèrent précieuses lors des soirées de l'ambassadeur.
Ainsi le problème du chariot, introduit par les philosophes Philippa Foot et Judith Jarvis Thomson, est le suivant.
- Un chariot lancé à pleine course va écraser cinq personnes ligotées sur les rails par un fou. Mais vous pouvez les sauver en aiguillant le chariot sur une autre voie grâce à un interrupteur. Mais il y a une personne ligotée sur l'autre voie. Allez-vous basculer l'interrupteur ?
Selon la philosophie utilitariste (chercher le bonheur du plus grand nombre), il est permis, et même moral, de basculer l'interrupteur. Mais pour ses opposants, ici le fait d'agir nous implique dans la situation et nous rend responsable de la mort de la personne, tandis que l'inaction nous exonère et laisse le fou comme seul responsable. De plus, la vie d'une personne étant incommensurable, la comparaison entre une et cinq potentiels morts n'est pas viable.
Le problème suivant, dit "de l'obèse", s'adresse surtout à celles et ceux qui choisissent de basculer l'interrupteur :
- Un chariot lancé à pleine course va écraser cinq personnes ligotées sur les rails par un fou. Vous assistez à la scène du haut d'un pont, impuissant. Mais une personne obèse est également présente sur le pont, et vous vous rendez compte qu'il serait facile de pousser la personne obèse du haut du pont afin qu'elle tombe sur la voie, bloquant le chariot dans sa course, sauvant les cinq personnes. Allez-vous pousser la personne obèse ?
La majorité des gens choisit de basculer l'interrupteur et de ne pas pousser l'obèse, ce qui est paradoxal pour les philosophes : pourquoi serait-il moralement acceptable de sauver cinq personnes en en tuant une dans le cas du chariot mais pas dans le cas de l'obèse ?
Il existe une version interactive de ces expériences sur le site fort justement intitulé Philosophy Experiments (réponses personnelles : NNNN YNYY). Il y a d'autres expériences intéressantes sur le site, notamment une conversation avec Dieu, un débat sur l'avortement, et des scénarios de situations critiques.
Les plus courageux pourront aussi lire cette parodie.
Une version bien plus simple du problème du chariot est celle-ci :
- Un chariot lancé à pleine course va écraser une personne ligotée sur les rails par un fou. Mais vous pouvez la sauver en aiguillant le chariot sur une autre voie grâce à un interrupteur. L'autre voie est libre. Allez-vous basculer l'interrupteur ?
En France, la non-assistance à personne en danger est punie par la loi selon l'article art. 223-6 du code pénal :
Quiconque pouvant empêcher par son action immédiate, sans risque pour lui ou pour les tiers, soit un crime, soit un délit contre l'intégrité corporelle de la personne s'abstient volontairement de le faire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Sera puni des mêmes peines quiconque s'abstient volontairement de porter à une personne en péril l'assistance que, sans risque pour lui ou pour les tiers, il pouvait lui prêter soit par son action personnelle, soit en provoquant un secours.
Aux États-Unis un tel délit n'existe pas, la notion de fraternité imposée étant moins présente dans les lois.
Finalement on quitte les chariots pour la Chine, où se déroule une parti de ce scénario, attribué à Jean-Jacques Rousseau.
- Un obscur mandarin habite Pékin. Vous disposez d'un petit bouton qui vous permet de le tuer à distance sans que personne ne puisse jamais rien savoir. S'il meurt, vous héritez de son immense fortune, en toute impunité. Allez-vous appuyer sur le bouton ?
En accompagnement, cet aphorisme, sur lequel on aura l'occasion de revenir.
Chacun, à toute minute, tue le mandarin ; et la société est une merveilleuse machine qui permet aux bonnes gens d'être cruels sans le savoir.
Alain, Propos sur le bonheur (1910)
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